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Germaine Tillion, la pensée en action
Stéphane Hessel nous dit « Engagez-vous ! » et en appelle à la résistance citoyenne. S’engager, s’indigner, Germaine Tillion, ethnologue et historienne, a fait cela toute sa vie. Et son existence, qui s’est achevée en 2008, est de celles qu’on lit comme un roman. C’est d’abord l’histoire d’une jeune étudiante de l’entre-deux guerres, bonne élève au Collège de France, et disciple du grand anthropologue Marcel Mauss. C’est ensuite l’histoire d’une résistante, qui a vu la mort de près puisqu’elle fut arrêtée en 1943 et déportée à Ravensbrück.
Revenue des camps, elle parle avec humanité et lucidité de ce qu’elle appela « l’haleine du camp », l’omniprésence de la mort. Elle-même a cru un moment perdre, à la mort de sa mère, exécutée en chambre à gaz, le « désir viscéral de vivre ».
C’est pourtant dans les camps qu’elle composera une opérette, oui, une opérette, le Verfügbar auxEnfers, sorte de réécriture forcément grinçante et désespérée de l’Orphée aux Enfers d’Offenbach, avec des traits d’humour qui masquent mal son profond désespoir. L’effet que produit cette opérette sur les femmes du camp ? Il est salvateur selon Tzvetan Todorov, qui en tant que président de l’association Germaine Tillion, signe là un très beau texte : « Tillion permet à ses camarades d’introduire provisoirement une distance entre elles-mêmes et leurs vies: elles ne sont plus seulement victimes, elles sont aussi observatrices ».
Observatrice. Ce goût de l’observation ne l’a jamais quittée. Mais pourtant, Germaine Tillion n’arrivera jamais totalement à observer sans agir ; elle a été résistante, après tout. Cela explique son attitude lors de la guerre d’Algérie. Germaine Tillion est ethnologue. Par hasard, ses études l’ont menée à observer longuement les peuples de la Méditerranée, « mais cela aurait pu être aussi bien les Papous », explique t-elle dans le livre-CD. Seulement, son travail d’observation rencontre, une fois encore, la politique. La découverte de la torture en Algérie la bouleverse à un tel point qu’elle s’engage personnellement ; elle active ses réseaux d’anciens résistants, devenus désormais des hauts fonctionnaires de l’armée française, et, secondant souvent Albert Camus, fait tout pour sauver des vies algériennes. C’est cet engagement que raconte le passionnant texte de Todorov : comment cette patriote, pourtant fidèle à la République française, a pu s’engager personnellement face à une guerre injuste.
La version audio
Il convient de saluer, d’abord, le travail important mené par les éditions Textuel dans cette collection La voix au chapitre. Leurs choix sont audacieux, engagés, les auteurs qu’ils défendent sont à lire et relire, et peu à peu se constitue, par la restitution de ces archives, un véritable patrimoine sonore, culturel et intellectuel. L’orientation ? Plutôt de gauche, plutôt humaniste. L’une de dernières parutions de la collection portait sur l’écrivaine féministe Benoîte Groult ; mais il y a aussi eu Georges Brassens ou André Gorsz, fidèle ami de l’indispensable Stéphane Hessel.
S’agissant de Germaine Tillion, on retrouve ici le même principe que pour les autres oeuvres de la collection : le livre et le CD se répondent, et n’évoquent pas les mêmes choses. Cependant il est tout à fait possible de lire le livre indépendamment du CD (et vice-versa). Mais ce serait dommage ! On prend en effet beaucoup de plaisir à écouter ses éclats de voix, ses indignations, ses enthousiasmes. Par exemple, il faut entendre son ton mutin lorsqu’elle raconte l’une de ses farces de jeunesse. La jeune Germaine rencontre des étudiants nazis dans les années 30. Lasse de leurs théories racistes, mais moqueuse et profiteuse de leur ignorance en matière d’histoire des peuples, elle leur raconte des fables incroyables sur l’histoire de leur pays : elle leur fait croire qu’il y a des siècles, les grandes migrations germaniques ont été crées par la famine, et que les Allemands, une fois arrivés en France, s’y sont installés : ceux-là sont alors devenus les Français. Et, conclut Germaine Tillion le plus sérieusement du monde, ceux qui ne sont pas arrivés à vivre en France sont repartis tout penauds dans leur pays d’origine et sont devenus les Allemands ! Apparemment, l’explication a convaincu les jeunes nazis, qui, raconte t-elle dans un grand éclat de rire, « n’osaient plus après me parler de leurs histoires de races ! »
Le CD alterne donc ces anecdotes, piochées dans des entretiens radiophoniques, et des éclairages sur son oeuvre, narrés par Tzvetan Todorov. Bien entendu, ce sont des fragments de raisonnements, montés sur 70 minutes, donc sa pensée n’apparaît pas pleine et entière (il faut lire ses oeuvres pour cela), mais on peut avoir, tout de même, un bon aperçu de ce qu’était Germaine Tillion.
C’est l’occasion, pour ceux qui ne connaissent pas son oeuvre, d’entrer à la fois dans sa vie et dans ses textes. Ils sont en effet indissociables. Enfin, pour ceux qui la connaissent et l’apprécient, c’est l’occasion de l’écouter encore et encore. “Il y a des gens qui ont une sympathie innée pour ce qui est humain. J’appartenais à ces gens-là”, nous dit Germaine Tillion. Cela s’entend à sa voix, pleine de charme et de bienveillance.
Johanna Luyssen
Quand Germaine Tillion écrivait un opéra à Ravensbrück
La fiche de lecture du livre sur Benoîte Groult