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Le Coffret Giselle, un outil tactile et sonore pour « voir » la danse

Delphine Demont est danseuse et chorégraphe. Elle a créé la compagnie Acajou à Paris en 2005. De sa réflexion sur la danse est née l’envie de transmettre son art aux personnes déficientes visuelles. Aujourd’hui, elle conçoit avec la danseuse étoile Wilfride Piollet, en partenariat avec la maison d’édition Les Doigts Qui Rêvent, un coffret sonore et tactile pour permettre aux personnes déficientes sensorielles de découvrir le ballet Giselle et plus largement la danse classique et l’univers de l’Opéra. Nous l’avons rencontrée pour parler de ce projet.

AtelierComment en êtes vous venue à travailler avec des déficients visuels ?

La compagnie « Acajou – danser sans (se) voir » existe depuis 2005 à Paris. Je la dirige avec le danseur José Luis Pagés. Notre axe de recherche questionne la place du visuel dans l’écriture, la transmission et la réception de la danse : depuis le début, nous travaillons avec le public déficient visuel, auquel nous avons ouvert un atelier hebdomadaire.
Jamais nous n’aurions pensé que cet aspect de notre travail prendrait une telle ampleur: cette rencontre nourrit notre réflexion sur la danse, et nous donne envie de pousser plus loin notre questionnement.

Pourquoi des malvoyants et des non-voyants souhaitent-ils apprendre à danse ?

C’est une vraie question. Les personnes, qui viennent à notre atelier le mardi soir à Micadanses (75004), nous disent souvent qu’elles ont envie de renouer avec leur corps mais sur un mode sensible, et de retrouver un espace de liberté où bouger sans la contrainte de la canne ou du chien-guide. Pour moi, le fait qu’elles choisissent de danser est significatif et très beau : la danse leur apparaît comme un espace pour investir leur corps et se sentir libre. C’est ce que nous essayons de développer dans notre atelier. Nous travaillons à ce que les danseurs soient de plus en plus libres et disponibles au mouvement.

Pourquoi avez-vous voulu rendre accessible un ballet ?

Giselle J’ai eu l’idée du Coffret en 2008, quand  je me suis aperçue que pour la plupart mes élèves déficients visuels n’avaient aucune connaissance de la culture chorégraphique. Ce qui n’est pas étonnant puisque très peu d’offres en danse sont accessibles à ce public . Certains adultes ne savaient pas ce qu’était des chaussons de pointe ou un tutu. Des enfants ne se représentaient pas ce qu’était une scène, des coulisses… J’ai été frappée par cette distorsion entre ces personnes souvent très cultivées et le fait qu’elles n’avaient même pas en tête les clichés liés à la danse. D’une certaine façon, cela laissait une grande liberté pour réfléchir à quoi leur transmettre de la culture chorégraphique, et comment.

Au début, j’ai apporté des vêtements et accessoires à toucher pour leur donner une notion des objets courants de la danse. Assez rapidement j’ai fait appel à Wilfride Piollet, danseuse étoile de l’Opéra de Paris qui a été mon professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse. Je lui ai demandé si elle serait intéressée de travailler avec moi sur un moyen de transmettre l’essence d’un ballet à des personnes déficientes visuelles.

Je lui ai proposé de travailler sur le ballet Giselle, que je connaissais bien pour avoir fait ma maîtrise de Lettres Modernes en partie sur cette œuvre. Il me semblait nécessaire de choisir une œuvre narrative, à laquelle il serait relativement facile de rêver, et de choisir une œuvre emblématique du patrimoine chorégraphique mondial. Giselle est un ballet romantique en deux actes.

Faire appel à Wilfride était une évidence pour moi, parce qu’elle est la seule danseuse classique que je connais à avoir à la fois une telle expérience et une manière aussi charnelle de parler du corps. Quand elle parledu mouvement, c’est toujours par rapport à des perceptions internes liées au poids des organes, aux volumes que l’on a dans le corps, à la perception et à la construction de l’espace proche…J’avais déjà expérimenté cette approche dans certains de nos ateliers etj’étais convaincue de son intérêt auprès du public déficient visuel.

Carlotta Grisi première interprète de GiselleWilfride a immédiatement accepté ma proposition. Par la suite, j’ai appris que la première fois qu’elle a dansé le rôle titre de Giselle, c’était dans la version d’Alicia Alonso, danseuse-étoile elle-même aveugle…

Le Coffret Giselle, conçu en partenariat avec la maison d’édition Les Doigts Qui Rêvent, est un support qui guidera ses utilisateurs dans une démarche active, pour interpréter, et pour se questionner sur ce qu’ils ressentent et sur ce que leur ressenti leur dit de Giselle. Au travers de ce travail, nous souhaitons les initier tout à la fois à l’expérience de l’interprète sur scène, et à l’expérience du spectateur.

Comment peut-on rendre une pièce aussi complexe qu’un ballet accessible à des déficients visuels ?

Avec Wilfride, nous avons isolé une vingtaine de scènes essentielles pour la compréhension du ballet du point de vue narratif et chorégraphique. Nous concevons des ateliers de danse autour de chacune de ces scènes décrites et analysées. Dans tous ces ateliers, les participants seront alternativement interprètes et spectateurs. Nous concevons notre outil comme un support pour la pratique de la danse, qui puisse aussi servir d’école du spectateur, pour apprendre tout à la fois à danser et à recevoir la danse.

Nous avons imaginé un support tactile et sonore qui inviterait à articuler ses perceptions tactiles, sonores et visuelles, pour reconstruire les scènes.

La partie sonore comprend l’enregistrement des textes de Théophile Gautier par un comédien ; ils sont montés sur la musique d’Adolphe Adam et proposés sur un CD. L’Opéra de Paris nous a également donné des enregistrements de répétitions de Giselle, qui permettent de faire entendre les déplacements des danseurs sur le plateau, leur respiration, les corrections et les questionnements… Enfin, Wilfride et moi avons préparé une cinquantaine de « bonus » issus de nos analyses du ballet et de témoignages, qui seront accessibles sur le mode d’interviews.

La partie tactile, conçue avec Les Doigts Qui Rêvent, comporte la reconstitution en miniature et en trois dimensions des décors de l’acte I et de l’acte II, avec des éléments en volume et d’autres éléments simplement transcrits par des matériaux ou du relief.

Le Coffret Sur ces décors, il sera possible de venir insérer des planches reproduisant de manière simplifiée les parcours des danseurs sur scène. Les personnages, représentés par des pions, sont sur des parcours un peu comme sur des rails. Nous avons fait en sorte que la manipulation dise quelque chose de la manière dont le personnage se déplace. Par exemple, s’il va lentementnous avons rajouté de la mousse sur le rail qui correspond pour freiner le pion. Nous avons aussi utilisé des aimants pour certaines scènes, quand les personnagessont désorientés ou soudainement attirés par quelqu’un ou par un endroit particulier.

L’enjeu de ces parcours est double : ils permettent d’une part une mise en application dans l’espace, dans le cadre d’un atelier de danse. On utilise une méthode équivalente dans nos ateliers le passage du modèle à sa mise en œuvre est quelque chose qui se travaille. D’autre part, ils permettent de faire comprendre la diversitédes déplacementsqu’un chorégraphe peut imaginer,pour un soliste ou un groupe. Pour chaque scène, nous proposons dans un « bonus » une analyse du symbolisme du parcours des danseurs.

En dehors des décors et des parcours, les éléments tactiles compteront aussi la reproduction en miniature des huit maquettes decostume des principaux personnages aux deux actes. Nous avons travaillé d’après les patrons des costumes de la création de 1841. Là encore l’enjeu est double ; la reproduction des costumes permet de mieux s’imaginer la scène, mais aussi d’expliquer que le costume dit quelque chose du personnage et contraint l’attitude sur scène, ainsi que la danse.

Le dernier élément tactile consiste en des gaufrages dessinés d’après des photographies de Giselle, traduits de manière simplifiée, avec uniquement les lignes du mouvement du corps. Pour permettre une meilleure compréhension du mouvement,le dessin comporte quelques détails : les pouces, les talons, le nez et les oreilles, qui permettent de comprendre dans quelle direction sont les bras, les jambes et la tête.

Carlotta Grise en costume de williL’objet final, assez volumineux et complexe, est destiné à être utilisé lors d’ateliers animés par un intervenant. Chaque atelier permettra de consacrer au moins 1h30 à 2h aux scènes décrites.

Nous prévoyons pour les particuliers un livret doublé d’un CD, qui proposera uniquement le texte de Théophile Gautier en braille et en gros caractères, quelques gaufrages, et le CD combinant la musique de Giselle et la lecture des textes par le comédien.

Nous allons enfin créer un site internet ressources, qui proposera des vidéos sur les thèmes de travail imaginés pour les ateliers, en plus des « bonus », et de petits films didactiques pour guider la découverte des éléments tactiles par une personne déficiente visuelle. Notre ambition est de proposer une base pédagogique que les enseignants pourront adapter à leur pratique et à leur public.

Quand le coffret sera-t-il prêt ?

Nous venons d’obtenir, à l’automne dernier, des financements du Ministère de la Culture et de la Fondation Orange. Ils nous ont permis de mettre en place la finalisation du prototype tactile, qui  sera prêt d’ici fin 2013. Nous venons aussi d’avoir une aide du Centre National de la Danse dans le cadre de l’Aide à la Recherche et au Patrimoine en Danse, qui nous permettra de constituer toute la banque de données d’images pour les ateliers et de filmer les bonus.

Il nous manque encore un financement pour créer le site internet qui regroupera ces éléments, ainsi qu’un financement pour réaliser les films didactiques pour guider la découverte des éléments tactiles pour un public déficient visuel.

atelier_giselle.jpg Il nous semble cependant réaliste d’imaginer que le Coffret sera finalisé en 2015.

A terme, nous espérons que le Coffret Giselle intéressera les Centres de documentation pédagogique, les Centres Chorégraphiques, les réseaux des Conservatoires, les médiathèques et bibliothèques spécialisées, les Opéras et théâtres… Nous rêvons aussi qu’il puisse s’exporter, d’abord dans les pays francophones puis dans d’autres pays grâce à des traductions du site internet et du CD.

Verra-t-on des représentations de Giselle par des déficients visuels ?

Le Coffret tel que nous l’avons imaginé laissera la possibilité aux danseurs de faire des choix d’interprétation par rapport aux rôles, aux déplacements…On peut imaginer qu’il favorisera un travail de re-création de ce ballet, et que naitront de nouvelles versions de Giselle nourries par ce que les interprètes auront compris de cette œuvre, plutôt que par la transmission de la gestuelle. Le Coffret permettra à des professeurs et des danseurs d’ouvrir leur démarche au public déficient visuel. Cependant, avant de rêver à une représentation de Giselle par des déficients visuels, nous espérons déjà, dans un premier temps, que le Coffret Giselle permettra à un plus grand nombre d’entre eux de découvrir la danse, de s’y initier et peut-être de devenir danseurs.

Propos recueillis par Pauline Briand 

Photos : des ateliers et des images du coffret compagnie Acajou

> Visiter le site internet de la compagnie Acajou
> Visiter le site du Coffret Giselle

 


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