Proust s’invite chez vous avec la Compagnie du Pausilippe
Certains s’enferment pendant des jours pour venir à bout des 7 tomes d’À la recherche du temps perdu de Proust. D’autres préfèrent rendre audible l’inimitable langue du prolixe écrivain en faisant des lectures collectives à voix haute. La Compagnie du Pausilippe a fait de cette lecture un feuilleton qui précède un gueuleton. Marie Gallic est allée suivre un épisode de cette saga qui dure depuis 10 ans dans un appartement du 18e arrondissement parisien.
Voici 10 ans déjà que la Compagnie du Pausilippe a entamé sa lecture publique d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Le premier cycle a duré 7 ans. Et puis, la lecture a repris à zéro, animée d’un souffle nouveau. Avec une idée neuve. Après avoir testé les librairies, les salons de thé, les bars-cafés, une idée surgit lors de la traditionnelle discussion d’après la lecture : « et si on lisait Proust du côté de chez soi ? » L’idée est adoptée à l’unanimité et le feuilleton se poursuit désormais tous les quinze jours chez un hôte différent.
Vous comprenez donc bien, que, dès lors, pour se faire inviter, c’est un petit peu particulier. Mais la démarche est toute emprunte d’un charme romantique, même si, bien sûr, l’email remplace la lettre manuscrite. Il convient, en premier lieu, d’envoyer un courriel à la directrice artistique de la compagnie, Krystin Vesterälen. Si l’hôte(sse) de la lecture est en mesure de vous accueillir, un second courriel avec ses nom et adresse vous est envoyé la veille de la lecture. Vous savez donc que vous allez assister à une lecture collective de Proust mais, jusqu’au dernier moment, vous ne savez pas où. Le lieu connu, reste à aller faire quelques emplettes, vous ne voudriez pas arriver les mains vides chez votre hôte(sse) ! On vous le précise dès le départ, de toute façon : les lectures de Proust suivent le principe de « l’auberge espagnole ». Chacun apporte un petit quelque chose de manière à partager un bon repas en fin de lecture. Il s’agirait de ne pas laisser son estomac crier famine alors que l’esprit vient d’être nourri pour deux bonnes semaines !
« AVEC PROUST, IL FAUT SE LAISSER BERCER »
J’ai donc reçu l’adresse de notre hôtesse le 12 octobre pour la lecture du 13. Bouteille d’Anjou 2008 sous le bras, je me rends alors chez Joëlle qui accueille l’épisode du soir. Il est 19h30, la plupart des auditeurs, une quinzaine, sont là. Les trois lecteurs sont déjà à poste dans le canapé qui fait face aux chaises qui envahissent le salon pour l’occasion. On m’indique une chaise en osier au milieu de la pièce. Une habituée des évènements organisés par la Compagnie du Pausilippe se rapproche de moi, ou plutôt s’éloigne de la fenêtre grande ouverte qui nous fait un courant d’air dans le dos. Elle me dit qu’elle était là pour « les 24h des Milles et une nuits, il y a 3 ans. Il fallait apporter son sac de couchage… » Mais, chut, c’est l’heure de l’appel. Tout le monde est là. « Il y a pile le nombre de chaises » se réjouit l’hôtesse. « Vous n’allez pas prendre de notes pendant la lecture, quand même ! » s’inquiète Krystin Vesterälen à mon sujet. « Vous faites comme vous voulez mais avec Proust, il faut se laisser bercer… » J’obéis et laisse carnet et stylo de côté.
LES EAUX « ACCROUPIES » DE PROUST
20h. Après une brève introduction qui resitue ce que nous allons entendre dans le contexte de la saga – nous sommes dans Sodome et Gomorrhe (le 4e tome d’À la recherche du temps perdu) II, chapitre III – la lecture commence. M. de Charlus et Morel sont au restaurant. Chantal est le narrateur. Le second lecteur fait Morel, le violoncelliste qui attise le désir platonique de M. de Charlus, interprété par Pierre, créateur de l’association (la compagnie est une association 1901). Mais, très vite, les rôles s’échangent. Le narrateur change de voix au fil du récit. De nouveaux personnages entrent en scène. Albertine, l’amie du narrateur. Le chauffeur qui les conduit lors de leurs ballades intimes. Le cocher des Verdurin que Morel fait démissionner pour installer le chauffeur à sa place…
Et la magie opère. Le verbe de Proust danse sous nos yeux. On n’a pas de mal à imaginer cette église « moitié neuve, moitié restaurée » dont la beauté discutable est transcendée par la lumière du soleil couchant ou encore ce garçon de café « à la figure rose et aux cheveux noirs tordus comme une flamme » dont la vue déclenche la jalousie du narrateur.
Les digressions du narrateur, qui passe de ses ballades romantiques avec Albertine à l’exercice des charmes de M. de Charlus sur l’ignorant musicien à une visite aux Verdurins au gré de ses associations d’idées, ainsi que les digressions de l’auteur qui s’adresse directement au lecteur pour lui expliquer la logique du cours de sa pensée, prennent plus facilement corps quand elle sont incarnées par des voix.
Ainsi ce qui rend parfois la lecture de Proust fastidieuse – c’est-à-dire, ces digressions constantes, ces allers-retours dans le temps et l’espace – devient soudainement clair grâce à ces judicieux « passements de voix ». On peut alors se laisser porter par chaque phrase sans avoir à faire trop d’efforts pour resituer chaque scène dans la globalité de l’histoire. Et c’est à ce moment que l’on se rend compte du merveilleux humour de Proust. Toute la salle rit quand le directeur de l’hôtel où loge le narrateur rapporte qu’il avait « entendu dire qu’il régnait par là des fièvres dues aux marais du Bec et à leurs eaux « accroupies. » Je ne peux m’empêcher de penser que la langue de Proust est toujours aussi moderne quand, après l’heure et quart de lecture, le plus jeune auditeur, venu pour la première fois, demande à l’assistance ce que sont des eaux « accroupies », précisant qu’il connaît mieux les « eaux croupies »… Nouveaux rires satisfaits de l’impact des mots de l’auteur chéri par la directrice artistique de la compagnie. « Proust, c’est mon auteur de chevet ! »
« JE NE VEUX PAS ÊTRE UNE PÂLE COPIE DE PROUST »
21h30. On ouvre les bouteilles. Les discussions vont bon train autour des toasts à l’ail sauvage et des verrines à la courgette et au parmesan. « On a aussi fait des lectures d’Ulysse de Joyce au bar, cave, librairie La Belle Hortense. Ulysse, on l’a fini au bout de deux ans. Joyce, c’est un rythme africain, ça bouge. Proust, c’est une sonate. On a aussi fait Guerre et Paix de Tolstoï. Lors des cinq premières lectures, on accrochait tous sur les noms russes mais à la fin, ce sont les noms français qui nous posaient problème. » Seule fausse note au tableau de ces lectures en groupe : Casanova. « C’est charmant mais une fois qu’il rencontre une femme, il les rencontre toutes. Ses aventures se ressemblent. On n’avait plus de jouissance à poursuivre la lecture, du coup, on perdait le public alors on a arrêté. » Krystin aime ces rassemblements autour d’un livre, cela lui rappelle les veillées d’antan quand on se réunissait pour écouter une histoire en équeutant les haricots ou avant la Seconde Guerre Mondiale quand tout le voisinage se réunissait autour du seul poste de radio du quartier. « Attention, c’est une conteuse, elle raconte des histoires » intervient Pierre. « C’est lui qui m’a mise au défi de raconter Proust » précise Krystin. « Je raconte des auteurs classiques. Mais, même si je connais le texte, le travail de conteur, c’est aussi d’improviser. Or, avec Proust, si on improvise, on perd son verbe inimitable. Je ne veux pas être une pâle copie de Proust. »
« LE MONDE NE SERAIT PAS LE MÊME SANS PROUST »
L’auditrice qui avait posé son sac de couchage au côté de 300 personnes pour la lecture non-stop des Mille-et-une nuits s’en va en clamant : « j’ai renoué avec Proust, grâce à vous ! » L’assemblée la remercie en rétorquant que c’est le plus beau compliment que l’on puisse faire à Marcel… et à l’hôtesse du soir, Joëlle. La discussion se poursuit autour du talent de Proust à sonder l’âme humaine. « Il a tout dit cet homme-là. Le monde ne serait pas le même sans son Œuvre. »
On félicite les lecteurs pour leur aptitude à rendre intelligible le fil de la pensée de l’auteur qui semble suivre son cours en même temps qu’il écrit. « Vous avez entendu ce passage que l’on a lu ce soir ? « … ils (les chemins qui mènent à Gourville, Féterne, St-Mars-le-Vieux et Criquetot, ndlr) prenaient pour moi la monotonie profonde, la signification morale d’une sorte de ligne que suivait mon caractère. (…) Ils me rappelaient que mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité n’était pour une bonne part que dans mon imagination… » C’est tellement vrai ! On poursuit tous un fantôme dans la vie. »
23h. Il est temps de rentrer. La recherche du temps perdu se poursuivra dans deux semaines. « Proust, c’est comme un repas trop riche, il faut du temps pour le digérer. Quinze jours, c’est exactement le temps nécessaire à la digestion d’un passage de Proust. »
Pour assister, comme moi, à la prochaine lecture ou être tenu au courant des activités de la compagnie (flâneries, repas littéraires, publications, etc…), envoyez un courriel à Krystin Vesterälen : communication.pausilippe@gmail.com . « N’hésitez pas, vous ne perdrez jamais votre temps avec nous ! » conclut la directrice artistique de la compagnie.
Marie Gallic
> site de la Compagnie du Pausilippe