Blindscape, une installation à la croisée de la musique, de la technique et de la perception
Le 29 août, je me suis rendue à la Gare Numérique de Jeumont à l’invitation du Collectif Mu pour assister à la création de l’installation Blindscape. En 5 jours, le compositeur Kasper T. Toeplitz , Olivier Guillerminet, un programmeur informatique, et Zak Cammoun, un ingénieur du son, avaient créé une version de travail d’une œuvre sonore et spatiale conçue pour abolir les différences sensorielles entre voyants et non-voyants. J’ai pu faire ma visite avec Yann, Arnaud, et Stéphane, des non-voyants de l’association Passe Muraille venus tester l’installation pour la faire évoluer. Découverte partagée.
La Gare Numérique de Jeumont est un lieu de production d’art contemporain. Ses studios, sa salle de danse, ses bureaux, ses locaux de répétition sont mis à la disposition d’artistes qui souhaitent développer un projet. A la fin août, Kasper T Toeplitz et le Collectif MU ont investi pendant une semaine une salle de tournage dans laquelle il est possible de faire le noir presque total.
Arrivée dans la matinée je découvre cette pièce immense. En son centre se trouve un groupe d’enceintes qui émettent un bourdonnement sourd et changeant. A peine le temps de dire bonjour que la pièce est plongée dans l’obscurité. Je me retrouve coiffée d’un casque un peu étrange relié à un ordinateur portable glissé dans un sac que Zak, le technicien du Collectif Mu, passe à mon épaule. Le bourdonnement est toujours là mais d’autres sons apparaissent. Je me déplace maladroitement. Les sons m’accompagnent, se mélangent, évoluent, disparaissent subitement. Parfois, ils me transpercent. Seuls les murs et le bruit diffusé par les enceintes me permettent de me repérer. J’expérimente, je tâtonne, je suis désorientée. Le temps s’étire, la pièce semble se réinventer en permanence. Au bout d’une période difficile à évaluer la lumière revient.
Je viens d’expérimenter le tout premier avatar de Blindscape. Une installation produite par le Collectif Mu dans le cadre d’un appel à projet « Art – Sciences – Publics Différenciés » du Centre des Écritures Contemporaines et Numériques (CECN) de Mons en préparation de Mons Capitale Européenne de la Culture en 2015.
Un peu plus tard nous sommes rejoint par l’équipe du CECN accompagnée par Yann, Arnaud et Stéphane des non-voyants de l’association Passe Muraille qui viennent tester l’installation et participer à son développement. C’est l’opportunité pour moi d’en apprendre un peu plus sur Blindscape.
Après un rapide tour de table, Zak explique : « Blindscape est une installation interactive et évolutive. Il s’agit de se déplacer dans une salle plongée dans l’obscurité qui s’explore uniquement par le son. Dans cet espace les disparités sensorielles entre publics voyants et non-voyants s’estompent… Concrètement, ce dispositif permet de créer des espaces de son discrets, séparés les uns des autres, mais qui peuvent être mélangés ou interagir. Il est possible de faire cesser un son brutalement, de le faire se chevaucher avec d’autres, de le lier à l’entrée dans une zone, de le moduler en fonction de la vitesse de déplacement ou de l’orientation de la tête. »
Kasper explique l’approche qu’il a adoptée pour sa composition: « C’est de la musique jouée sans musicien alors qu’habituellement je ne fais pas de musique de diffusion. Ici, aucun son n’est enregistré. Ils sont crées, synthétisés, dans le moment même où ils sont entendus. Par son déplacement le spectateur active des processus qui sont autant de commandes qui agissent sur le son. Cette création est moins linéaire qu’une composition classique – la musique a une polyphonie énorme mais ignorée. J’ai du penser chaque son de façon autonome tout en sachant qu’il pouvait coexister avec d’autres processus.
Ça n’est pas une spatialisation habituelle. Dans cette installation c’est la musique qui se déplace. On transporte son monde avec soi. La composition n’est pas tant spatialisée que mouvante ou enveloppante. Le noir, le casque et ses contraintes obligent à une acuité d’écoute rare. Pour moi c’est assez magnifique parce qu’il n’y a pas de dérivatif à l’écoute. Tous les musiciens prévoient leur musique pour l’écoute totale, alors qu’en fait c’est une situation particulièrement rare, inhabituelle. »
C’est ensuite le moment pour Yann, Stéphane et Arnaud de tester l’installation. Après une courte reconnaissance de la salle. Ils sont équipés des casques. Chacun prend alors possession de la pièce de manière très différente comme le montreront leurs parcours enregistrés par l’ordinateur. Si Yann et Stéphane se promènent pendant une demi heure, Arnaud explore les possibilités de Blindscape pendant plus d’une heure.
A la sortie, ils sont enthousiastes. Yann remarque : « Cela ne ressemble à aucune expérience musicale que j’ai pu avoir. » Arnaud renchérit : « J’étais captivé par ce que je vivais. » Yann explique : « Je suis parti au hasard. Quand je trouvais un son j’essayais d’en appréhender les limites et l’environnement. Je le suivais comme une phéromone. Quand j’avais fini de surfer sur cette vague j’en appréhendais une autre. Après 5 minutes je ne pouvais pas vous dire où j’étais dans la pièce. Je n’ai pas voulu me faire de représentation mentale de l’espace. Normalement, je n’agirais pas comme ça en tant que non-voyant. Là, j’ai eu envie de lâcher prise pour embrasser l’approche abstraite. J’ai souhaité l’interaction totale avec les sons. » Stéphane va dans son sens : « Dans cette pièce sécurisée j’avais envie d’explorer plus librement que d’habitude. Je me suis concentré sur le son plus que sur les murs et les bordures. Le bourdonnement me faisait penser aux radio à ondes moyennes d’il y a 30 ans. »
Arnaud partage avec nous une expérience bien différente : « Mon réflexe premier a été de longer les murs. Je me suis forgé mon propre monde avec ses repères et ses scènes, ses environnements et ses sous-environnements. En fonction des bruits que je captais, je leur donnais un nom : la zone lugubre, la zone vent, la zone marine. Le son bourdon me distrayait des bruits extérieurs. Je me donnais des challenges. Je traçais des chemins dans ma tête. J’avais une légende personnelle. » Après ces remarques Kasper est enthousiaste « Je voulais travailler avec des non-voyants parce qu’aucun de ces sons n’est issu de la réalité. Si j’avais utilisé des sons concrets, issus du réel, des personnes habituées à être attentives à la musique du monde les auraient reconnus. Avec leur acuité les aveugles sont encore plus sensibles à la musique. Les sons que j’ai écrits, s’ils sont synthétiques, ne doivent pas pour autant être dépourvus de sens. Cette écoute est encourageante parce que même si des images ont été mises sur ces sons par les uns ou les autres, aucune réalité n’a été plaquée dessus. »
Après ces premières impressions la conversation devient plus technique. Il ressort des échanges que les entrées et sorties de son devraient être plus travaillées. Yann suggère « Il pourrait y avoir une petite forêt de sons, comme un essaim. ». La conversation porte aussi sur l’accessibilité de l’installation aux voyants. Les non-voyants soulignent qu’il peut être anxiogène pour les voyants de se retrouver dans l’obscurité complète et la composition toujours changeante ajoute au trouble. Différentes pistes sont discutées. Un consensus se fait finalement : des non-voyants devraient accompagner la découverte de l’installation par les voyants. Un scénographe pourrait faire une création tactile. La conversation se termine sur une suggestion de Yann : « Vous pourriez faire imprimer en relief les parcours qui sont enregistré par l’ordinateur pour chaque participant. A l’association nous avons une imprimante spéciale qui imprime non seulement le braille mais aussi les graphes »
Après une dernière part de flan à la poire offerte par Bertrand Baudry, le Directeur de la Gare Numérique, artistes, techniciens et non-voyants se séparent sur la promesse de continuer à travailler ensemble pour améliorer Blindscape qui sera présentée à Mons fin 2012.
Une expérience rapportée par Pauline Briand
Quelques informations du Collectif Mu sur Blindscape
Co-produit par le Collectif MU et la société REMU, avec le soutien de l’Agglomération de Maubeuge-Val de Sambre où se trouve la Gare Numérique, Blindscape est à la recherche d’un nouveau lieu en France pour poursuivre la collaboration avant une présentation de l’installation au public fin 2013. Une diffusion à Mons est aussi envisagée par Technocité, le co-producteur belge du projet, dans le cadre de l’avant-programme de Mons 2015.
> Le site du collectif Mu
> Le site de Kasper T. Toeplitz
> Le site de la Gare Numérique
> Le site de Passe Muraille